Pour le centenaire de la mort d’O.R Tambo, un hommage lui a été rendu à Paris le 16 novembre à l’initiative de l’Ambassade d’Afrique du Sud. J’ai eu l’honneur de prendre la parole et j’ai associé à cet hommage la mémoire de Dulcie September.. Voici quelques extraits de mon intervention
Un voyage à Lusaka en 1978 pour assister à une conférence de solidarité avec l’Anc et la Swapo de Namibie, organisée par le Comité Spécial de lutte contre l’apartheid des Nations unies, m’a offert de voir et d’entendre Oliver Tambo pour la première fois.
Je savais bien sûr, qu’Oliver Tambo avait pris le chemin de l’exil après le massacre de Sharpeville et avait pour mission de faire grandir la solidarité internationale avec la lutte menée par l’Anc, le mouvement de libération dont il a été le président pendant de longues années.
Faire grandir la solidarité internationale, cela voulait dire convaincre les pays occidentaux de rompre les liens commerciaux, culturels ou sportifs qu’ils entretenaient avec le régime d’apartheid et exiger qu’ils appliquent les sanctions globales et obligatoires adoptées par le Conseil de Sécurité des Nations Unies. Ces sanctions qui avaient été demandées dès les années 1950 par un autre géant de la lutte de libération, le Chef Albert Luthuli. A ceux qui tergiversaient et qui prétendaient que les sanctions seraient une souffrance supplémentaire pour la population noire sud-africaine, la réponse d’Oliver Tambo était tranchante comme la pointe de la lance d’un guerrier zoulou : Ce ne sont pas les sanctions qui nous tuent , c’est l’apartheid ».
J’ai entendu cette formule nette, claire dite par la voix calme, déterminée et étonnamment douce d’Oliver Tambo. Je le revois encore aujourd’hui, expliquer, dire et redire que le meilleur outil pour abréger les souffrances de son peuple était d’isoler le régime d’apartheid, de l’affaiblir pour le forcer à discuter avec le mouvement de libération et construire une Afrique nouvelle qui appartiendrait alors « à tous ceux qui y vivent, noirs et blancs », une Afrique du Sud où on ne jugerait plus les gens sur la couleur de leur peau, mais sur leurs qualités humaines, sur leur capacité à promouvoir, non pas leurs intérêts égoïstes, mais le bien commun.
En écoutant Oliver Tambo, moi la militante anti apartheid débutante, j’étais convaincue à redoubler d’efforts pour faire entendre raison à mes compatriotes et à mon gouvernement qu’il fallait fermement et sans détour rompre toutes les relations avec un régime criminel. Ma conviction a été renforcée au centuple quand nous avons appris au beau milieu des travaux de la conférence que l’armée sud-africaine occupait l’aéroport de Lusaka et avait dans la nuit bombardé des camps de la Zapu et de réfugiés de la Rhodésie du nord, l’actuel Zimbabwe, que la Zambie accueillait sur son territoire. Des débris laissés sur place ne laissaient aucun doute sur la provenance des armes utilisées.
Je voudrais ici rappeler le courage des pays de la ligne de front, qui ont chèrement payé leur solidarité aux mouvements de libération d’Afrique australe. Les destructions de leurs infrastructures routières, ferroviaires, portuaires, de leurs villages, de leur population, par l’ armée sud–africaine qui s’autorisait le droit de poursuite en toute impunité, a lourdement grevé leur développement. La violation systématique par la France, la Grande Bretagne et les Etats-Unis des résolutions de la de la Convention internationale pour l’élimination du crime d’apartheid, adoptée par les Nations unies en 1973 a été la cause directe des souffrances des peuples d’Afrique australe. Ces pays restaient sourds aux paroles d’Oliver Tambo qui répétait à chaque fois qu’il en avait l’occasion : « Nous sommes convaincus que le monde aussi peut détruire l’apartheid en frappant d’abord son économie » et d’encourager les mouvements anti apartheid à multiplier leurs efforts pour convaincre leurs gouvernements à respecter les sanctions contre le système d’apartheid, car il s’agissait bien de lutter contre un système, pas contre des individus .
Cette vision de l’avenir était celle d’un homme qui n’envisageait ni revanche, ni vengeance, contre les bourreaux, mais la construction d’une nation sur des bases nouvelles faites de respect et de dignité pour tous. Oliver Tambo abbhorait la violence parce qu’elle déshumanise l’adversaire, qu’elle en fait une chose, un objet dont on peut se débarrasser, sans état âme. A ceux qui faisaient reproche au mouvement d’avoir eu recours à la lutte armée et qui qualifiaient les combattants de la liberté de « terroristes », Nelson Mandela avait affirmé dans sa célèbre plaidoirie au procès de Rivonia, qu’il y a un moment dans la lutte d’un peuple où le choix est soit la soumission, soit la lutte par tous les moyens pour gagner sa liberté. Ce choix de la lutte armée a été la réponse à un ennemi qui ne connaissait que la violence et l’élimination physique de ceux qui osaient braver sa loi.
Oliver Tambo était un dirigeant à l’écoute des militants, de toutes les questions soulevées et il ne laissait jamais une question sans réponse, sans suggérer une piste pour trouver la bonne solution. A la conférence nationale de Kabwe en 1985, les femmes ont demandé clairement des structures spécifiquement dédiées à la question des femmes au sein du mouvement de libération. Dans un document soumis à la discussion, elles soulevaient la question de la collusion des traditions et de la misogynie dans les rangs même de l’ANC et déclaraient : « notre tâche est de préparer les hommes et les femmes à l’égalité. Cela veut dire que nous devons lutter contre le chauvinisme masculin, la domination masculine, nous devons en finir avec la domination masculine à la maison, au village, en ville, dans les usines, en politique, en économie et dans la religion. Nous devons lutter contre cette domination au sein même de notre mouvement. Aucune société n’est libre, si les femmes ne sont pas libres ». Formulation qui fera son chemin et sera reprise presque mot pour mot par Oliver Tambo, dans son discours de clôture de cette conférence : « nous ne pouvons pas considérer notre lutte achevée tant que les femmes d’Afrique du Sud et de Namibie ne sont pas complètement libres ».
Ce combat pour les droits des femmes sera aussi celui de Dulcie September, représentante de l’ANC pour la France, la Suisse et le Luxembourg.
J’ai rencontré Dulcie pour la première fois à l’Unesco à Paris en 1979, où elle représentait l’ANC pour une conférence organisée pour l’année internationale de l’enfant. J’ai été très impressionnée par les mots forts et la passion avec laquelle Dulcie parlait des enfants qui mourraient, faute de soins et de médicaments adéquats ; la force avec laquelle, elle qui avait été enseignante avant de connaître la prison et l’exil, dénonçait l’éducation bantoue, éducation au rabais, réservée aux enfants noirs pour leur apprendre la soumission aux maîtres blancs. La profonde admiration que j’avais eu ce jour là pour cette femme ne s’est jamais démentie.
En juin 1986, Dulcie organisait la venue d’Oliver Tambo à Paris et il a été reçu par le conseil général du Val de Marne, très engagé dans la lutte contre l’apartheid. La réunion de ces deux porte-paroles du peuple sud-africain opprimé sera un grand moment pour nous militants anti-apartheid, et encore une fois le discours d’Oliver Tambo renforcera notre détermination à dénoncer avec force l’insoutenable régime d’apartheid et à multiplier nos actions de solidarité.
Oliver Tambo a continué à parcourir le monde pour faire connaître la réalité du régime d’apartheid , Dulcie September s’est vouée corps et âme dans cette mission à partir de son bureau du 28 rue des Petites Ecuries dans un quartier populaire de Paris. Son bureau était le quartier général de tous les militants anti-apartheid. C’est là que nous pouvions avoir accès à toutes les informations dont nous avions besoin, là ou nous pouvions discuter de l’organisation d’une initiative, d’une rencontre. Dulcie était à l’écoute, nous encourageait, corrigeait nos erreurs, discutait de la situation.
Dulcie était infatigable : du matin, où elle prenait le métro pour rejoindre son bureau, au soir où elle prenait la parole dans une réunion de jeunes, de femmes, de militants pour expliquer et expliquer encore, pour parler de son pays qu’elle aimait tant. Elle vivait modestement dans un appartement de la banlieue parisienne à Arcueil, où le maire de la ville, Marcel Trigon, en solidarité, lui avait offert de loger dans la ville ; elle n’avait pas de voiture, pas de gardes du corps. Une femme forte et fragile dans la foule parisienne. Elle ne voulait ni l’or ni la pompe dont s’entoure le pouvoir ; ce qu’elle voulait c’est que les enfants, les femmes, les hommes de son pays soient libres et vivent leurs vies dans la dignité.
Ni Oliver Tambo, ni Dulcie September ne verront cette nouvelle Afrique du Sud pour laquelle ils avaient lutté toute leur vie.
Au matin du 29 mars 1988, un tueur attendait Dulcie et l’abattait froidement à la porte de son bureau. Sa mort à ce jour reste une énigme : qui se cache derrière ce crime ? et quelles sont les raisons qui ont poussé à son élimination physique ?
J’ai vu pour la dernière fois Dulcie, mon amie, sur une civière à la morgue. J’ai avec des milliers de militants et de simples gens, horrifiés par ce meurtre, assisté à ses funérailles au cimetière du Père Lachaise. Dulcie n’a jamais revu son pays qu’elle aimait tant, sa province du Cap tant aimée et dont elle nous parlait, les yeux brillants d’espoir de la revoir.
Oliver Tambo, le sage, le maître jamais lassé d’expliquer et d’expliquer encore ce qu’était l’apartheid, est mort des suites d’une attaque cérébrale le 24 avril 1993. Je l’avais entrevu, fragile, soutenu par son épouse Adelaïde, à la première conférence légale de l’ANC en juin 1991 à Durban.
Ni Oliver Tambo, ni Dulcie September n’ont pu glisser leur bulletin de vote dans l’urne en avril 1994, ni assister au triomphe de leur efforts pour que l’Afrique du Sud soit enfin libre ! que la voix des plus humbles se fasse entendre comme celle des puissants.
Au moment où l’Afrique du Sud connaît des moments difficiles, où le parti au pouvoir semble s’éloigner dangereusement des principes d ‘intégrité et de dévouement qui ont fait sa force et son honneur, rendre hommage à Oliver Tambo et Dulcie September, est non seulement un devoir que nous devons à leur sacrifice, mais aussi une nécessité permanente pour éviter que le vertige du pouvoir ne vienne engloutir les espoirs d’un peuple courageux qui a réussi avec audace et ténacité à mettre un terme à un régime mis au ban des nations. Il est vrai que, comme l’écrit Nelson Mandela en conclusion de sa Longue marche vers la liberté : « …avec la liberté viennent les responsabilités, et je n’ose pas m’attarder, car ma longue marche n’est pas encore terminée ».
Jacqueline Dérens
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