Mais qui est donc la nouvelle classe moyenne noire sud-africaine ?

Jacqueline Dérens

Après les élections du 3 août, il n’est pas trop tard pour lire The New Black Middle Class in South Africa, le passionnant ouvrage du sociologue Roger Southall, qui aborde un sujet peu étudié : la nouvelle classe moyenne noire sud-africaine, de ses origines à la place de plus en plus importante qu’elle occupe dans l’Afrique du Sud aujourd’hui.

Loin du cliché facile « des diamants noirs », il montre combien l’Anc a contribué à son extension et combien aujourd’hui l’Anc doit veiller à satisfaire cet électorat au risque de perdre son maintien au pouvoir. Alors que la classe ouvrière noire sud-africaine a fait l’objet de nombreuses études, la classe moyenne, celle qui est la plus difficile à définir, et Roger Southall fait appel aux grands classiques qui ont tenté d’en définir les contours : Max Weber, Karl Marx et Pierre Bourdieu, affirme sa présence sans que l’on se soucie de ses origines, de sa place et de son rôle de plus en plus important dans la société sud-africaine après 1994.

Bien que très réduite au temps de la colonisation, une petite élite noire a été formée par les missions qui avaient à cœur, non seulement de sauver des âmes, mais de former des hommes honnêtes partageant les valeurs morales et sociales des colons, en particulier l’ascension sociale par l’éducation. Cette petite élite d’hommes d’églises, d’enseignants, de journalistes fut à l’origine de la formation de l’Anc. Ce sont eux, avec les chefs tribaux qui seront à l’origine en 1912 du South African Native National Congress (SANNC), qui prendra le nom de African National Congress (ANC) en 1923.

Avec l’arrivée au pouvoir du Parti national et la mise en place de la politique raciale de l’apartheid, cette petite élite va subir toutes les humiliations des lois raciales à partir de 1948. Privé de droits politiques, elle se ralliera à la lutte de libération. Les contradictions de l’apartheid, toutefois, ne priveront pas cette petite bourgeoisie noire de certaines activités économiques, comme la tenue de commerces dans les townships. Après les émeutes de Soweto, les dirigeants de l’apartheid n’auront de cesse de tenter de séduire « a supportive black middle class » sans succès. Après la chute du mur de Berlin, la transition vers la démocratie semblera plus sûre pour les intérêts du capitalisme blanc de passer par l’Anc que par le Parti national.

Le Front démocratique uni, ce rassemblement de plus de 300 organisations, bien décidé d’en finir avec l’apartheid, a joué un rôle déterminant en mettant sous sa bannière syndicats, mouvements de femmes, de jeunes, « civics » et églises et en organisant des défilés de masse dans les zones urbaines. Les élites urbaines seront ainsi aux cotés des dirigeants de l’Anc qui deviendra selon les termes de Roger Southall après 1994 « the party vanguard of the black middle class ».

La lecture de la Charte de la liberté, la référence incontournable pour la transformation de la société sud-africaine se fera alors selon une grille de lecture réformiste plutôt que révolutionnaire et l’enjeu sera de « déracialiser » le capitalisme et de voir dans cette classe nouvelle un « marché » à séduire par les produits de consommation, marqueurs de l’appartenance à la classe moyenne : maison, voiture, équipement ménager et produits high-tech.

L’Anc est donc en partie responsable de la création de cette bourgeoisie noire qu’elle va développer à partir de 1994 avec la mise en place de la discrimination positive, la politique du Black Economic Empowerment, qui veut rectifier l’injustice historique faite à la majorité noire de la population.

Pour séduire les jeunes noirs diplômés de plus en plus nombreux, l’Anc au pouvoir, devenu un état-parti, est aussi devenu le grand pourvoyeur d’emplois. La loi dite Equity Employment Act de 1998 qui impose au patronat des quotas de salariés noirs est beaucoup plus appliquée dans le secteur public que le secteur privé. L’état est devenu un employeur privilégié pour les jeunes noirs diplômés qui veulent profiter du BEE et qui trouvent des postes de direction au sein de l’administration de l’état ou des entreprises semi-étatiques. Ce qui fait dire à l’auteur que le « BEE est le résultat de deux forces complémentaires : la volonté du grand capital de faire alliance avec l’Anc et la détermination de l’Anc d’après 1994 de transformer une économie capitaliste racialisée ». D’où l’émergence de capitalistes noirs à la richesse impressionnante issus des rangs de l’Anc, Cyril Ramaphosa et Tokyo Sexwale en étant les deux exemples les plus connus.

Ces nouveaux riches n’échappent pas au plaisir de faire étalage des biens dont ils peuvent maintenant faire l’acquisition : voitures rutilantes, vêtements de marque, bijoux et autres petits riens qui vont éblouir l’entourage et témoigner de leur réussite. Ce qui entraîne parfois à des dépenses excessives et plonge les imprudents dans l’endettement. « Les diamants noirs » ne sont pas à l’abri des difficultés financières, d’autant plus que l’argent gagné sert aussi à la parentèle moins chanceuse. Ce qu’on appelle la « black tax » finit par peser lourd dans les dépenses de cette nouvelle classe moyenne. Sans compter que des coutumes comme la lobola, dot de la future mariée, ne se paye plus en têtes de bétail mais avec un chèque plus ou moins important, ce qui décourage les hommes jeunes à se marier et accroit le nombre de familles monoparentales.

Si la nouvelle classe moyenne noire a été celle qui a le plus profité des nouvelles opportunités de l’arrivée au pouvoir de l’Anc, sa position instable n’est pas sans danger pour le parti au pouvoir. La croissance économique en berne, l’inflation et la hausse continue du coût de la vie pèse sur cette classe nouvelle qui pourrait très vite déchanter et « mordre la main qui la nourrit » et aller rejoindre les rangs des partis d’opposition.

Alors que la bourgeoisie noire a joué un rôle important dans la lutte de libération, l’auteur se demande si la diversité de la nouvelle classe moyenne noire et son son hétérogénéité, ne pourrait pas l’amener à adopter des positions réactionnaires nationalistes au lieu de se joindre aux classes les plus précaires et les plus défavorisées pour exiger une véritable transformation de la société. Il imagine trois scénarios qui seraient autant de réponses à la corruption, l’incompétence et la lutte de factions au sein de l’Anc et de ses alliés.

Le livre écrit et publié avant les élections municipales du 3 août prend des allures prémonitoires quand on sait maintenant que l’Anc a perdu la direction de trois grandes métropoles : l’agglomération de Nelson Mandela Bay avec la ville industrielle de East London, où la classe ouvrière avait su faire alliance avec l’élite noire, Tshwane, la capitale politique où les luttes intestines de l’Anc et la corruption ont eu raison de la fidélité des électeurs et Johannesburg, la capitale économique du pays, désaveu clair de la politique menée par l’ANC. Les pauvres, eux, ont choisi l’abstention pour montrer leur désamour envers le parti qui avait promis « une vie meilleure pour tous ».

The New Black Middle Class in South Africa

par Robert Southall

Editions James Curey London 2016

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